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« La Rance est une des plus chargées d’images et de contrastes, et, ’chemin qui chemine’, elle descend les granits et les siècles, offrant quatre-vingts kilomètres de reflets à tous les traits de la beauté bretonne.
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Dans le fjord où remonte puissamment ma mer, les mâts des barques oscillent parmi les branches, la vague est rose de fleurs de pommiers qui y pleuvent. Les hêtres magnifiques y griffent l’eau bleue qui s’étale dans les vastes plaines ou se resserre entre des falaises surhaussées de tours féodales. Plaine de Mordreux, où au jusant, l’opale de l’eau se laisse diviser par les bancs de sable fauve, traversée par les moires outremer des courants liserés d’écume blonde ; plaine de Saint-Suliac où glisse vers l’eau un très vieux village aux rues escarpées qui se nomment la Cohue, le Pertus-Mitaine.
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De petits ports, inoubliables... Des trois mats abandonnés pourrissent doucement au fond des anses, parmi les grands arbres et verts comme eux. On peut espérer qu’il poussera des feuilles au grand mât.
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Des barques ventrues dorment sur le côté, dans le lit qu’elles se sont creusé à même la vase gris argent. Des îles s’échouent, ne gardant autour d’elles qu’une écharpe rapide de courant, et sur leur sommet une maisonnette à toit rouge. Nulle part peut-être ne se réalise mieux qu’ici, par la magie d’une terre heureuse, l’eurythmie parfaite de la mer, de la terre féconde, de l’arbre puissant et du ciel vaste.
Peu de rivières bretonne manquent leur finale. On compte celles qui bâclent hâtivement leurs derniers kilomètres et se jettent à la mer brusquement et mal. Elles ne s’y jettent pas, elles y entrent ! C’est un épanouissement des eaux, une large affirmation de fleuve, une immense voie de lumière et de ciel vibrant qui coule, avec des flots entre des rives écartées et dressées comme des spectateurs... La Rance, devant Saint-Servan, est une des plus nobles avenues qui soient au monde. Les profondes masses des parcs, des villas et les châteaux bordent son arrivée triomphante. Où finit le fleuve, où commence la mer ? Ce rocher où une Vierge de bronze lève les bras est déjà un écueil. Mais le grand Bé est là, planté devant les eaux comme un épais butoir, et c’est peut-être devant lui seulement que s’arrête la Rance, au pied même de celui qui lui a rendu témoignage, au soir de sa vie, quand il écrivait de la Beauté bretonne ;
’Je suis allé bien loin admirer les scènes de la nature ; je m’aurais pu me contenter de celles que m’offrait mon pays natal’. »

Roger Vercel (1894-1957), Rivière bretonne, miroir de beauté, in : Cahiers de l’Iroise, n°2, 1954.
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